Parcours en Champagne #4 – Cultiver ses levures

Le 11/12/2023 à 10:32

Pascal Doquet présente ses pratiques au chai une fois la vendange rentrée. Objectif : le non-agir, mais en se basant sur une levure sélectionnée au domaine, via des pieds de cuve, ou un ensemencement de sécurité.

Comme je vous l’ai expliqué lors de la précédente newsletter, je conserve l’usage de la séparation des jus au pressoir, en l’adaptant au profil qualitatif de la récolte. Nous pratiquons un débourbage passif de 20 à 24 heures pour les jus de cuvée et de première taille dans des cuves en acier émaillé. Pas d’autre ajout que des doses faibles de bisulfite de potassium et un peu de tanins pour protéger les jus et faciliter ce débourbage.

Strates de bourbes

Il est important pour moi de différencier les strates de bourbes que nous obtenons. Au moment du soutirage pour envoyer les jus dans les contenants de fermentation, nous récupérons la fraction supérieure des bourbes, constituées de pulpe de raisin riche en azote utile au développement des levures, et nous n’écartons que le fond marron des bourbes. Une expérimentation de stagiaire m’avait conforté dans ma pratique. Nous avions fait un deuxième débourbage avant l’entonnage, en réintroduisant les deuxièmes bourbes dans quatre fûts sur les six de chaque lot. Pour tous les lots concernés, les fermentations ont été plus rapides et ont développé moins d’acidité volatile dans les fûts où les bourbes avaient été réintroduites.

Bourbes légères au premier plan, en fond de cuve, récupérées et réintroduites dans les contenants de fermentation. (© P.Doquet)

Des levures de terroirs ?

Oui, nos levures, qu’elles soient sélectionnées ou issues de nos vignes ou nos chais sont des levures de terroirs champenois. Le sujet est régulièrement rebattu, en omettant de considérer l’interaction multicentennale des retours de lies sur les sols des vignobles après les vinifications qui ont opéré cette sélection de levures empirique. Le problème serait plutôt de chercher à comprendre pourquoi il n’y a plus de levures dans certains vignobles. Ou bien des levures incapables de produire des bons vins… Un rapport avec les fongicides, insecticides et autres herbicides utilisés dans les vignes en conventionnel ?

Début de fermentation. (© P.Doquet)

Et des levures « maison »

En 2014, l’année de l’arrivée de la drosophile suzukii en Champagne, nous avions calé comme sujet d’étude avec ma stagiaire DNO la recherche d’une levure dans deux vignes représentatives de mes terroirs. Bien sûr, ce projet était rendu possible avec le laboratoire auquel je confie mes analyses, qui avait un poste de microbiologiste équipé pour faire du séquençage génétique afin de pouvoir identifier les populations levuriennes. Deux pieds de cuve ont été réalisés, à partir d’une trentaine de kilos de raisins égrappés, mis en macération sans sulfitage dans des mini-cuves stérilisées, placées loin de la cuverie. Un des pieds de cuve, issu de terroirs jeunes plantés à partir des années 1970, n’avait pas révélé de souche dominante, ni dans le pied de cuve de départ, ni dans la cuve ensemencée ensuite. Le deuxième pied de cuve issu de ma plus grande parcelle du cœur du terroir du Mesnil sur Oger, a révélé en revanche une levure dominante, qui représentait 60 % de la population lors du prélèvement autour de 1010 de densité. Cette levure était une bonne candidate pour l’objectif que je m’étais fixé, à savoir la recherche d’une levure personnelle pour la fermentation en bouteille. Elle ne nous a pas déçus lors des micro-vinifications et les prises de mousse que nous avons faites ensuite avec elle, et nous l’avons utilisée à grande échelle à partir de l’année 2016.

Fermentation en cours, dans un fût. (© P.Doquet)

Diversité naturelle dans un pied de cuve…

Mais cette recherche nous a également apporté d’autres enseignements. Nous avions démarré dans les mêmes conditions des fermentations avec la levure sélectionnée que nous utilisons habituellement pour notre prise de mousse. Eh bien, cette levure de « compétition » avait eu fort à faire avec les levures présentes sur nos raisins, en restant finalement minoritaire dans les populations. Cette perspective a validé ma pratique qui consiste à réaliser, quelques jours avant le début de la cueillette, un pied de cuve dans cette même parcelle du Mesnil, en cueillant, moi-même ou épaulé par une personne de confiance, une vingtaine de kilos de grappes soigneusement débarrassées de tous raisins altérés. Nous les mettons en macération dans un petit contenant, chauffé au besoin à 26-28°C avec une canne chauffante d’aquarium, de façon à avoir une fermentation naissante au premier jour des vendanges. Nous entretenons ensuite ce pied de cuve pendant toute la vendange, en le goûtant régulièrement et en rajoutant du moût frais après chaque prélèvement pour les ensemencements, de façon à conserver ce pied de cuve au-dessus de 1050. Je pense que nous laissons ainsi s’exprimer la diversité des levures, notamment celles qui ne tiennent pas à des niveaux d’alcool élevés.

…ou levure sélectionnée en secours

Cette expérience, acquise par la réactivité de la population de levure propre à chaque millésime, m’aide à apprécier visuellement et gustativement la prise de risque variable selon la climatologie de l’année. Un échec de cette fermentation spontanée pourra me conduire à ensemencer mes départs de fermentations avec « ma » levure mesniloise sélectionnée, comme en 2017, ou dans le cas d’un développement fortement réducteur comme en 2021, ces deux années ayant été marquées par des pluviométries exceptionnelles. Il s’agit avant tout pour moi de réduire la période critique pour les jus avant le départ en fermentation. Je le fais dans ce cas avec la confiance dans le développement d’autres souches qui enrichiront le potentiel du millésime, sans ajouter à une année difficile dans les vignes, un risque supplémentaire pour la vinification.

Moût en fermentation dans une jarre. (© P.Doquet)

Vinification sur lies entières

À partir de cette confiance dans le potentiel de nos raisins et de nos populations levuriennes, le reste de la vinification va être réalisé avec l’objectif de préserver cette matière première. Le non-agir va être la ligne directrice. Le contrôle des températures des grosses cuves ne sera engagé qu’au-delà de 23°C, qui est la température moyenne de fermentation en barriques chez nous. Un système d’aspersion des cuves sera alors activé. Les jus qui fermentent dans les jarres en grès se régulent tous seuls autour de 20°C, développant ainsi un autre profil aromatique très intéressant. Pas de soutirage en fin de fermentation. Les vins sont élevés en contenants ouillés, sans bâtonnages, de façon à garder le plus de gaz dissous et éviter un profil oxydatif.

Les suivis de températures sur la jarre montrent bien l’auto-régulation du contenant. (© P.Doquet)

Ensemencement de la malolactique

Pour éviter une longue période de chauffage de la cuverie en attendant un développement spontané des bactéries lactiques, j’ensemence les fermentations malolactiques avec des bactéries sélectionnées. Cela enclenche la malo sur des vins encore chauds et stoppe tout maintien en température par un chauffage électrique le plus tôt possible. Cette économie énergétique sera poursuivie par un passage au froid à l’aide d’un ventilateur qui va souffler dans la cuverie l’air froid extérieur pendant les mois d’hiver. Cette stabilisation tartrique moyenne est suffisante pour éviter les problèmes en bouteille, d’autant plus que les vins de réserve, déjà stabilisés, constituent une part importante de nos assemblages.

 

Pascal Doquet

 


 

Le partage de Pascal :
Levurage, or not levurage ?

Je n’ai pas de « religion » sur les levures. L’adaptation aux conditions du millésime est primordiale pour moi. Les levures sélectionnées dont nous disposons sont de toutes façons reliées à nos terroirs champenois d’où elles proviennent. Il n’y a pas encore de levures artificielles, voire génétiquement manipulées utilisables dans nos vins d’AOC. Mais qu’en sera-t-il demain ? La question est d’une grande importance à la veille de décisions qui seront prises dans les semaines et les mois qui viennent. Le retour des OGM sous d’autres formes, obtenus par d’autres techniques, à travers les NGT, NTG, NBT et autres acronymes moins évocateurs, est un sujet majeur qui suscite encore peu de débats malheureusement. Je vous invite à vous informer sur le sujet auprès de l’association Inf’OGM qui mène une veille active et militante sur le grand risque de l’appropriation du vivant par quelques multinationales. Les premiers projets concernent les plantes, puis viendront les animaux et ensuite les micro-organismes…